Il y a 20 ans, le 7 mars 1995, le célèbre explorateur polaire Paul-Emile Victor meurt, sur son île de Bora-Bora, à l'âge de 87 ans. Intime du peuple esquimau, il dresse pour les lecteurs du Figaro de 1954, le portrait de ce peuple du froid.
Avant de prendre sa retraite en Polynésie, le fondateur des Expéditions polaires françaises a consacré sa vie à l'exploration des Pôles, à l'ethnologie et à la défense de l'environnement. Débarqué pour la première fois en 1934 au Groenland à bord du navire du commandant Charcot, il va y vivre «Esquimau parmi les Esquimaux». Durant deux hivernages de 14 mois, il a appris leur langue, poursuivant méthodiquement son enquête ethnographique. Il a partagé, auprès de sa compagne esquimaude, Doumidia, le quotidien de sa famille d'adoption.
Cette connaissance intime des pôles reste liée à un vif questionnement scientifique sur ces régions singulières dont on ignore alors tout. C'est cette curiosité et son énergie débordante qui permettent la création des Expéditions polaires françaises- Missions Paul-Émile Victor dès 1947. Les voyages organisés par cette structure se succèdent. D'abord au Groenland puis en Terre Adélie, où a lieu en 1950 la première expédition française, menée sur place par André-Franck Liotard.
Entre 1947 et 1976, cent cinquante expéditions sont menées, dix-sept d'entre elles sont dirigées personnellement par Paul-Emile Victor en Terre Adélie en Antarctique et quatorze au Groenland.
Article paru dans Le Figaro du 3 juillet 1954
Il n'y a pas si longtemps de cela que vivait, sur la côte orientale du Groenland, un vieil Esquimau aux jambes paralysées. S'étant rendu compte qu'il n'était plus d'aucune utilité dans la communauté, il réunit ses enfants et ses petits-enfants et leur annonça qu'il se jetterait dans le fjord le lendemain matin. Le moment venu, le vieillard trainant ses jambes derrière lui, accompagné de tous les siens, descendit vers le bord de la petite falaise de glace qui tombait dans la mer encombrée de «floes». Bientôt, lui disaient ses enfants, bientôt tu retrouveras tous tes parents et tes amis dans le domaine des morts: bientôt tu ne souffriras plus du froid, bientôt tu n'auras plus faim.»
Ayant dit au revoir à sa famille, le vieil homme, aidé de ses fils, se jeta à l'eau. L'eau était froide et l'instinct de conservation reprenant le dessus, il se mit à se débattre. Alors sa fille cadette, celle qu'il aimait le plus et celle qui l'aimait le plus, ayant pitié de lui, lui cria: «Mets la tête dans l'eau, papa, cela durera moins longtemps.»
Racontée ainsi cette histoire est choquante. Les Esquimaux sont-ils des sauvages?[...]
Le suicide du vieillard sous l'œil attendri des siens est un acte d'esprit civique et de courage évidents, mais aussi de foi. Les Esquimaux croient en effet à la vie après la mort dans un pays qui ressemblerait au leur: le domaine des morts; un pays où la vie serait éternellement douce et agréable, sans froids excessifs, sans faim, sans tristesse. Mourir n'est pour eux que le passage d'une demeure inconfortable à une autre contiguë, où la vie serait plus facile. Combien plus aisément nous résignerions-nous à la mort si notre foi était plus vive...
Le cannibalisme comme ultime recours
Chez les Esquimaux, supprimer les bouches inutiles était une nécessité biologique, disparue depuis que les blancs distribuent des vivres en cas de disette. Une nécessité absolue pour ces populations qui connaissent chaque année de longues périodes de faim et pour lesquelles la famine était circonstance courante. La vraie famine: celle au cours de laquelle on se nourrit de tout ce qui pourrait être comestible: les peaux de phoques qui couvrent le toit de la hutte, celles qui forment le peauage des kayaks, et tous les vêtements de peaux qui ne sont pas absolument nécessaires; celle au cours de laquelle les gens meurent de faim; celle enfin qui nécessite pour que la famille survive-et l'instinct de survie est plus fort que toute morale-que l'on se nourrisse de la chair de ceux qui sont morts les premiers...
Dans des circonstances exactement semblables ne ferions-nous pas de même, tout «civilisés» que nous sommes? Ce qui nous retiendrait? Un certain sens de la chose interdite que les Esquimaux possédaient aussi. Mais en plus ils éprouvaient une terreur panique devant l'éventualité de voir l'âme du mort venir se venger.
Car les Esquimaux croient en l'âme. Ou plus exactement; ils croient que le corps humain est habité par un certain nombre d'âmes: les âmes des articulations d'abord: chaque articulation est habitée par une petite âme qui, si elle quitte le corps, provoque douleur ou maladie. Le «shamane» doit alors rechercher l'âme ou les âmes fugitives et les ramener dans le corps malade. L'âme de la vie enfin, ou âme-nom, qui loge à la base du cou, à peu près à l'emplacement de la glande thyroïde. Lorsque l'homme meurt, cette âme quitte le corps. Elle grelotte, perdue et sans maître jusqu'à ce qu'elle s'entende appelée de nouveau: un enfant nait, on lui murmure le nom dans l'oreille et l'âme vient se loger bien au chaud dans le petit corps tout neuf où elle restera si elle s'y trouve bien.
Gloutons... ou gourmets
Connaissant la faim et la famine, les Esquimaux attachent une importance capitale aux aliments-comme nous le faisons nous-mêmes, mais de façon plus consciente. Il existe chez eux comme ailleurs, les gloutons, les gourmands et les gourmets. Les derniers sont à l'origine de l'art culinaire. Car il existe une gastronomie esquimau. Je n'en veux pour preuve que le «krogalouk» des Esquimaux de Thulé.
Le « krogalouk », une sorte de foie gras esquimaux
Ce plat, qui est une sorte de foie gras esquimau, se prépare de la façon suivante: évider un phoque en retirant la chair et le squelette par la tête sans toucher à la peau ni à la couche de graisse. Remplir le sac ainsi formé de petits carrés de graisse de foie de morse grands comme le poing. Ficeler le sac plein de façon à le rendre aussi hermétique que possible. Le suspendre dans une caverne à l'abri de l'humidité, des courants d'air et des rayons du soleil et attendre une année ou davantage. Quand le krongalouk est prêt, il a la couleur d'herbe fraichement poussée[…]. Cela coupe la respiration, fait monter les larmes aux yeux, et, comme le disait mon ami Sokrak: «Après on n'ose pas tousser de peur de voir ses intérieurs sortir sous forme de cendres ...»
Entre hommes et femmes, une organisation sociale parfaitement définie
Ce sont les femmes qui s'occupent des aliments courants, mais les hommes ont la charge des plats de qualité. Dans l'organisation sociale esquimau, en effet, la répartition du travail entre hommes et femmes est parfaitement définie. L'homme, qui fabrique ses armes et ses outils, a terminé son travail quand il revient de la chasse. Celui de la femme commence alors: c'est elle qui dépouille et dépèce le phoque, prépare les peaux, coupe et coud les vêtements. Le phoque n'est pas la propriété du chasseur: seuls lui appartiennent le crane, la colonne vertébrale et les nageoires. Car telle est l'organisation sociale des Esquimaux fondée sur un profond sens de la fraternité humaine, que le phoque soit partagé en parts, et distribué à chaque membre de la famille, ou même de la communauté dans laquelle vit le chasseur.
Il n'y a pas de mot pour désigner la « guerre », car ils ne savent pas ce que c'est
Ce sont les femmes qui construisent les maisons... En 1936, la hutte d'hivernage de ma famille esquimau d'adoption fut construite par les femmes et les hommes, le gel et la neige ayant fait leur apparition plus tôt que de coutume. Pendant tout l'hiver, la vieille grand-mère se plaignit des courants d'air, répétant chaque jour que la maison était mal construite parce que les hommes avaient aidé les femmes à le bâtir. Dans le vocabulaire des Esquimaux, très riche pour les choses qui leur sont proches- la nature qui les entoure, leurs actes et leurs sentiments- il n'y a pas de mot pour désigner la «guerre», car ils ne savent pas ce que c'est. Et lorsque deux hommes ont un différend à régler, ils se rencontrent en public pour un duel de chants. Chacun compose un poème chanté dans lequel il se moque de son adversaire. Le vainqueur est jugé sur l'humour et la beauté de son chant et désigné par acclamations de l'assistance. […]
L'Esquimau est, de nature, curieux de choses nouvelles, avide d'apprendre, intelligent, respectueux des sentiments des autres, dévoué, excellent camarade et ami... Mais ces qualités ne sont apparentes que si l'on cherche à le comprendre, donc à l'aimer, que si l'on ne le juge pas de l'extérieur, avec notre code moral, avec notre façon d'interpréter, avec notre insupportable supériorité d'homme blanc.
L'Esquimau, menteur par politesse
On dit qu'il ment et que son mensonge est plus systématique que le nôtre. C'est peut-être vrai, mais il faut comprendre pourquoi il ment: d'abord par politesse, pour ne pas contredire; quand un blanc, avec son allure de maître, s'adresse à un Esquimau et lui demande: «Christian est là?», l'indigène lui répond fréquemment par l'affirmative, même si Christian n'est pas là: puisque le blanc vient chercher Christian «là», c'est donc qu'il croit qu'il est là, et il serait mal poli et maladroit de le contredire... L'Esquimau ment aussi par discrétion. Son intimité, dans une hutte de 25 à 30 individus, dépend uniquement de la discipline de chacun. Lors de mon premier séjour sur la côte orientale du Groenland, on nous chipa une paire de skis. Aucun Esquimau ne voulut nous donner le moindre renseignement. Nous retrouvâmes les skis, parfaitement visibles, dans une maison d'une vingtaine d'habitants. Il devint évident à nos yeux que personne «ne savait où se trouvait la paire de skis» parce que ce qui se passe chez le voisin ne regarde que lui.
On dit que l'Esquimau vous abandonnerait volontiers sans vous porter secours; qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de vous aider si vous en aviez besoin. Pourquoi? Simplement parce que, vous offrant son aide, il aurait l'impression de mettre en doute vos capacités, vos connaissances. Demandez-lui de vous aider et tout ira bien: il sera votre compagnon le plus sûr et le plus dévoué.
Un peuple heureux et sage
[…]Le peuple esquimau est un peuple heureux, malgré la vie rude, la vie parfois tragique qui est la sienne. C'est un peuple heureux parce qu'il a peu de besoins et qu'ainsi il a souvent l'occasion de les satisfaire tous. Mais c'est un peuple heureux qui, à mon avis, le restera, parce que c'est un peuple sage.
Fin mai 1953, les Esquimaux de Thulé chargèrent leurs traineaux de tous leurs biens et allèrent s'installer à quelque 200 kilomètres plus au nord, loin de la base aérienne qui s'était construite en 1951, à quelques kilomètres de leur village. L'explication de cette migration, donnée par Outak est la suivante: Nous sommes des chasseurs, nous sommes faits pour chasser et non pas pour aller de l'autre côté du fjord ramasser ce que les hommes blancs jettent, ce dont ils ne veulent plus.
Et c'est pourquoi je pense que les Esquimaux resteront des gens heureux car, lorsque des besoins nouveaux se présentent à eux, ils ont la sagesse de choisir, et savent choisir des besoins de qualité.
Par Paul-Emile Victor
Author: Larry Ross
Last Updated: 1703242682
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